Terre, une invitation au voyage

Oasis. Modèle d'ingéniosité et de sobriété en péril.

Éliane Patriarca
Oasis. Modèle d'ingéniosité et de sobriété en péril.

Pour la couverture du dernier numéro de notre magazine, nous avons choisi le travail de M’hammed Kilito, qui milite en images contre la disparition des oasis marocaines et de l’écosystème qu’elles hébergent.

Parce que c'est à travers le désert du Sahara que nous avons emmené nos premiers voyageurs, en 1977. Lors de ces errances, même pour les voyageurs de passage, les oasis sont des havres de vie, des refuges. Des sanctuaires, aujourd'hui en péril, que nous souhaitions mettre en lumière grâce à ces sublimes photos.

Ces photos, extraites du projet « Before It's Gone », que M'hammed Kilito a lancé au Maroc en 2020, illustrent l'interview de Khaled Amrani, conseiller expert en développement des territoires oasiens, chercheur associé au laboratoire Pacte Territoires de l'Université Grenoble-Alpes, et chargé de mission au Groupe de recherche et d'information pour le développement durable de l'agriculture d'oasis (GRIDDAO), signée Eliane Patriarca. Nous vous laissons la découvrir ici.

TERRE : Comment définir une oasis ?

Khaled Amrani : L'oasis est un agro-écosystème créé et maintenu par l'être humain, moyennant des efforts considérables et dont la fonction agronomique est la production de dattes. Son rôle écologique est de procurer un bien-être grâce à l'ombre des palmiers qui forme ce qu'on appelle un méso climat, c'est à dire une zone tampon qui tranche avec la rudesse climatique et l'aridité du Sahara environnant. Ce maintien est rendu possible grâce à une gestion ingénieuse de l'eau d'irrigation. Depuis un puits creusé d'un commun effort entre les futurs usagers, l'eau est acheminée à travers des canaux d'irrigation – les séguias –, jusqu'aux différents jardins situés en aval.

Les parts d'eau sont calculées selon l'effort fourni et le nombre de palmiers à irriguer. Des bassins de rétention sont confectionnés par les propriétaires pour parer à d'éventuels manques d'eau mais aussi pour augmenter le débit souvent très faible.

Il existe des particularités régionales. En Algérie, ces ouvrages hydro-agricoles artisanaux dépendent de la configuration du terrain. Dans les oasis de vallée, ce sont des puits. Dans les oasis encaissées, des galeries souterraines sont confectionnées pour véhiculer l'eau des crues d'oueds vers un mini barrage et la redistribuer. Dans les oasis du Grand Erg oriental, les palmeraies sont installées dans un creux formant entonnoir pour se rapprocher de la nappe phréatique. Enfin, dans les oasis du Sahara central (Adra, Timinoun et In Salah), l'eau est acheminée via des puits reliés par des galeries souterraines qui forment une foggara (khettara au Maroc, qanat au Proche-Orient). Ces jardins oasiens d'autosubsistance étaient prospères, dotés de potagers d'hiver et d'été avec toutes sortes de fruits et de légumes, ainsi que d'un élevage de petits ruminants et d'animaux de basse-cour.

©M’hammed Kilito

Les échanges commerciaux étaient basés sur le système de troc. Mais la situation a vite basculé avec l'avènement de l'économie de marché, des transports aériens ou maritimes et l'introduction brutale, sans vulgarisation, de nouvelles technologies. Les difficultés d'adaptation ont entraîné des échecs entrepreneuriaux qui se sont souvent soldés par l'abandon des palmeraies en quête d'autres sources de revenus. Aujourd'hui, force est de constater que ce savoir-faire ancestral a tendance à disparaître, remplacé par des savoirs importés, pas toujours bien adaptés au milieu.

TERRE : Les oasis représentent néanmoins encore une part importante de l'activité agroéconomique ?

K. A. : Oui, mais ces systèmes sont en péril, menacés de disparition. C'est une situation d'autant plus inquiétante qu'il faut une vingtaine d'années pour qu'un palmier atteigne son apogée de production économique. Toute palmeraie abandonnée provoque donc un retard de 20 ans en moyenne à rattraper, le temps que les palmiers entrent en production.

Ceci dans le meilleur des cas. Dans les faits, les jeunes, héritiers de ces palmeraies, s'en désintéressent souvent : ils rêvent plutôt de travailler dans le secteur des hydrocarbures ou sont attirés par l'aventure à l'étranger ! L'introduction d'un mode d'agriculture qualifié de « moderne », basé sur les nouvelles technologies d'exhaure (pompage) de l'eau et le recours aux intrants agricoles de tout genre est aussi un mirage, censé permettre de tout faire pousser au Sahara ! Ces projets à base de cultures introduites non adaptées mais maintenues grâce à un arsenal d'intrants dopants se multiplient, or ils sont très préjudiciables à la qualité de l'environnement saharien. Appliqués sur des sols sablonneux hautement perméables, ils entraînent un risque de contamination diffuse des aquifères.

©M’hammed Kilito

TERRE : Comment la population les considère-t-elle ? Font-elles partie intégrante de la culture ou bien sont-elles jugées obsolètes ? 

K. A. : Depuis une vingtaine d'années, les palmeraies régressent et se dégradent. Nombreux sont ceux qui, les percevant comme dépassées, les ont quittées pour se reconvertir dans le secteur de l'agribusiness, quand cela leur est possible, ou pour radicalement changer de branche professionnelle. Pour certains, la solution a consisté à arracher les palmiers pour faire construire des hangars de stockage, jugés beaucoup plus rémunérateurs que l'agriculture et ses aléas. Ceci dit, on observe un regain d'intérêt au sein des populations autochtones convaincues du potentiel avantage économique d'un palmier, de la production de dattes et de produits dits dérivés : produits de vannerie, produits de dattes transformées (jus, sirop, pâte, vinaigre, levure) et produits de boiserie.

TERRE : Est-ce que le changement climatique menace la pérennité du système oasien ?

K. A. : Avec la tendance actuelle qui consiste à privilégier les palmeraies adoptant un modèle d'agribusiness, basé sur la monoculture et la dépendance aux intrants, oui, la pérennité de ce système est menacée. Prenons un exemple concret. Biskra est le berceau de la fameuse variété de datte « deglet nour » à fort potentiel commercial. Elle bénéficie même d'un label IG (indication géographique) et un cahier des charges très précis garantit sa qualité gustative. Avec le réchauffement climatique, les dattes ont tendance à s'assécher, or l'humidité est un critère qui a une importance capitale dans la qualité et le coût. À terme, ce label risque le retrait car la teneur en humidité ne pourra plus être satisfaite et les dattes auront un aspect radicalement différent. Cette perte de réputation, car c'est aussi de cela dont il s'agit, va contribuer à l'effondrement de tout un secteur.

@M'hammed Kilito

TERRE : Les gouvernements algérien, marocain et tunisien se sont-ils emparés du sujet, avec des plans de sauvegarde des oasis ?

K. A. : Globalement oui, mais pas suffisamment pour produire des effets tangibles. Il faut dire aussi que l'ancienne et authentique agriculture d'oasis a longtemps été délaissée et accuse donc un grand retard. Beaucoup d'anciennes variétés adaptées ont été perdues, quasiment éteintes. De même, certains palmiers sont tellement âgés qu'ils n'émettent plus de rejets. Ce sont les variétés dites menacées. Pour les cultures, la situation n'est pas meilleure : elles sont restées à l'état brut sans aucune amélioration variétale avec des rendements tellement médiocres qu'il est difficile de les vulgariser face à des semences hybrides à fort rendement. C'est une bataille de semences qu'il faut mener pour sauvegarder le patrimoine de chaque localité oasienne.

 

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