Terre, une invitation au voyage

De la résistance à la radio : Équateur

Anne Pastor
De la résistance à la radio : Équateur

Le peuple kichwa de Sarayaku en Équateur se consacre à la promotion du sumak kawsay, vision holistique de la vie d’une communauté en harmonie et en équilibre avec son histoire et ses traditions, mais également avec la forêt environnante.

Cette philosophie a valeur d'exemple dans le monde. C'est le fruit de longues années de lutte contre l'extractivisme pendant lesquelles les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la protection de leur territoire, de leur mode de vie et de leur culture. Aujourd'hui, ce peuple lance sa radio pour mieux porter sa voix.

Vu du ciel, le manteau végétal paraît infini, opaque. Pourtant, sous cet immense tapis de feuilles vertes, quelques malocas (huttes de bois et de palmes) rappellent la présence de ces Kichwa qui sont aujourd'hui 1500 à vivre de chasse, de pêche et d'agriculture sur 135 000 hectares de forêt primaire. Mais la richesse de leur patrimoine n'a d'égale que sa fragilité. Depuis plus de quatre décennies, les Kichwa s'opposent et résistent pacifiquement aux menaces de déforestation, aux intimidations des compagnies pétrolières et aux tentatives de destruction de leur culture et de leur territoire.

Ils remportent une victoire sans précédent en 2012 lorsque la Cour interaméricaine des droits de l'homme condamne l'État équatorien pour non-respect du droit des peuples à être consultés en cas de projet sur leurs territoires. Aujourd'hui, ils sont devenus un symbole de résistance exemplaire dans toute l'Amérique latine.

La place centrale de Sarayaku vue d’en haut - ©Misha Vallejo

Les femmes en première ligne

C'est ainsi qu'en 2002, le regard fixe, le visage barré de peinture au niveau des yeux, les femmes ont désarmé les militaires et les ingénieurs venus mener à bien des explorations sismiques. Par cet acte, elles ont montré leur  détermination et ont illustré avec la seule arme des mots la légende kichwa selon laquelle « le peuple du Midi sera le dernier à résister ».

Ces femmes, chargées des ressources, de l'éducation et de la transmission de la culture, ont dit « non au pétrole et oui à la vie de la planète et de leurs enfants ». Avec la communauté et le chamane Don Sabino, elles imaginent alors des alternatives et un projet de vie. En premier lieu, la réaffirmation du kawa sacha, la « forêt vivante »,concept selon lequel la Terre, le cosmos, les êtres humains, les animaux, la flore, les pierres, les montagnes et les lacs forment un tout. Dans ce tout, il y a aussi les êtres vivants de la forêt qui sont invisibles. C'est pourquoi la forêt doit être protégée, au même titre que les êtres humains. Les Kichwa décident, en 2018, de partager leur vision d'une « Terre sansmal », en déposant la déclaration de la forêt vivante ainsi qu'une demande de classement au patrimoine de l'Unesco. 

Dans le même temps, une école des savoirs traditionnels tayak wasi est créée, où les anciennes sont invitées à enseigner leur culture aux enfants. C'est ainsi qu'aujourd'hui Cristina Gualinga est venue offrir ses connaissances en matière de céramique à travers un conte et une chanson partagée par son père qui « évoque les fêtes traditionnelles, la chicha, la bière de manioc fabriquée depuis toujours par les femmes ». Et d'ajouter : « ce type d'éducation a toujours existé dans notre monde, nous n'avons jamais eu ni livre, ni dessin ».

Certaines leçons se passent aussi en forêt où l'un des gardiens du territoire, Antonio Ran, enseigne les savoirs des plantes et des bois. Tout l'apprentissage est en langue kichwa car « quand une langue disparaît, c'est toute une culture et une identité qui disparaissent avec elle » précise Gaspard Malaver, professeur de kichwa ; d'autant que les enfants suivront a posteriori leur scolarité en espagnol ou en kichwa unifié.

Jeunes filles discutant pendant le temps de récréation dans l’une des écoles primaires de Sarayaku - ©Misha Vallejo

Réaffirmer sa culture grâce à internet

C'est la mission de Samai Gualinga du service de la communication du gouvernement de Sarayaku qui, depuis quelques années, collecte la mémoire des anciennes et des anciens car il est urgent de pérenniser leurs savoirs et la culture traditionnelle. Elle organise aussi des conversations entre jeunes et seniors à 3 heures du matin, lors de la cérémonie de l'awa yussa, une boisson à base de plantes, censée vous donner de l'énergie, vous purifier et libérer les rêves et la parole. En 2020, elle enregistre un premier programme culturel – « Chickan Rimai » (oiseau de vérité) – qu'elle diffuse sur Internet. Elle, qui a étudié la communication et l'infographie à Quito, sait qu'Internet et les réseaux sociaux sont de nouveaux outils dans la résistance sarayaku. D'ailleurs, quand, en 2016, le président Rafael Correa les a surnommés « les terroristes environnementaux opposés au développement de la nation », la réplique de Samai par Internet ne s'est pas fait attendre. Et, malgré les soubresauts de la connexion, elle se presse, chaque jour, à la cyber-cahute dotée d'ordinateurs pour poster des photos sur Instagram ou alimenter la page Facebook « Sarayaku, defensores de la Selva ».

Leyli Gualinga joue sur un iPad pendant que sa mère Marcia Gualinga lui coiffe les cheveux et que son frère la regarde. - ©Misha Vallejo

La radio, nouvel outil de la lutte

Le 14 décembre 2021 est un jour important pour la communauté : la radio Wayra Supai – « l'esprit du vent » –est créée grâce au soutien de l'association En Terre Indigène. Elle va enregistrer son premier programme sur Internet pour que les jeunes qui n'ont pas connu la lutte puissent recevoir l'éducation traditionnelle, connaître leur histoire et prendre à leur tour leur rôle dans la résistance du peuple de Sarayaku. Samai Gualinga veut aussi rendre hommage à ces femmes leaders et va proposer le magazine Sarayaku Warmi, pour honorer quatre générations de femmes, qui, chacune à sa manière, ont affirmé la place de leurs consœurs dans la communauté. Il y a celles qui se sont battues contre les mariages forcés et précoces comme sa grand-mère, celles qui ont lutté au péril de leur vie, celles qui ont initié un système d'éducation spécifique, « la clef de l'émancipation » selon Samai, ou encore celles de sa génération qui tentent de concilier vie professionnelle et vie traditionnelle. Elle a déjà prévu d'inviter, lors du prochain programme, un homme pour discuter de la place des femmes dans la communauté. Et Samai Gualinga de conclure : « Le féminisme et le machisme sont des concepts occidentaux, pour nous l'important est de reconnaître le rôle de chacun et d'avancer ensemble pour vivre le suma kawsay, le bien-vivre en harmonie dans cette forêt vivante ». La radio diffuse ses programmes tous les 15 jours. Déjà, des peuples en insurrection du monde entier se sont abonnés. Cet outil est devenu une arme de résistance et d'émancipation du droit des peuples et des femmes, et un laboratoire d’idées pour demain en vue de construire un monde meilleur, plus juste et plus durable.

Vue aérienne de la rivière Bobonaza - ©Misha Vallejo

La situation des amérindiens en Équateur

En Équateur, les Amérindiens représentent plus de 6% de la population sur 17,3 millions d'habitants et sont divisés en 14 communautés. Un quart d'entre eux vit en Amazonie équatorienne, où sont principalement situés les hydrocarbures, représentant 40% du PIB du pays et près de 60 % des exportations. Pourtant, l'Équateur est le premier pays à avoir reconnu les droits de la nature dans sa constitution, en 2008. « Exploiter mais préserver » semble être la devise de ce pays. Dans ces conditions, depuis plus de 30 ans, les Amérindiens de la province de Pastaza tentent de résister contre l'invasion des compagnies sur leur territoire, en réclamant au gouvernement la reconnaissance ancestrale des droits à la terre ou de leur culture. S'ils ne sont pas entendus au niveau national, la revendication identitaire indigène a de nombreux soutiens sur la scène internationale. Et pour ces communautés, c'est une question de survie.

À l’occasion des célébrations les plus importantes, les membres de la communauté peignent souvent leurs visages, leurs mains et leurs cheveux de wituk . Le motif ornant le visage de Lino s’inspire du groupe de rock Kiss - ©Misha Vallejo

L'association En Terre Indigène

Depuis 2017, l'association En Terre Indigène porte la voix des peuples autochtones et des femmes en particulier, à travers une plateforme documentaire qui leur donne pour la première fois la parole. Elle réalise également des projets à la demande des communautés afin de promouvoir l'émancipation des femmes et des jeunes filles. Ces femmes, Massaï du Kenya, Amazigh du Maroc, Peule du Tchad, Kichwa d'Équateur ou Kanak de Nouvelle-Calédonie, sont plus de 238 millions dans le monde et témoignent d'une richesse unique. Elles sont nos mères, nos sœurs, notre passé et notre avenir. Mais elles doivent encore se battre pour gagner leur place et le respect de leurs droits. Pourtant, ces femmes proposent des alternatives originales, que ce soit sur la question du changement climatique, de l'éducation, de la transmission des savoirs, de la justice ou de la violence sexiste. Leur manière d'être, d'agir et de penser le monde est un laboratoire d'idées pour demain. Elles nous montrent le chemin vers une société plus solidaire et plus durable.

femmesautochtones.com

Journaliste et productrice de documentaires radiophoniques, Anne Pastor s'est consacrée aux peuples autochtones. Ses séries documentaires Voyage en terre indigènes sont à écouter sur France Inter. Elle a créé en 2018 la plateforme de webdocumentaires La voix des femmes autochtones, conçue comme un espace de transmission mémorielle pour les générations futures.

Misha Vallejo Prut situe son œuvre à la frontière entre le documentaire et l'art. Trois de ses livres de photographies ont été primés et il nourrit un documentaire interactif sur secretsarayaku.net. Son travail est exposé dans le monde entier et publié dans des magazines européens et américains. Il réalise actuellement son premier long métrage documentaire : Light Memories.

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