Terre, une invitation au voyage

Vandana Shiva : « Le XXIème siècle doit être celui des Droits de la Terre »

Franck Vogel et Estelle Abecassis
Vandana Shiva : « Le XXIème siècle doit être celui des Droits de la Terre »

Militante écologiste, féministe et figure du mouvement altermondialiste, Vandana Shiva défend une agriculture traditionnelle, locale et biologique. Lauréate du prix Nobel alternatif en 1993, la scientifique indienne sème les révolutions dans le monde entier.

Rejetant l'agriculture intensive et les OGM, elle lutte pour les droits des paysans et se consacre à la protection de la biodiversité. Portrait d'une femme engagée au nom divin.

Portrait de Vandana Shiva

- Terres d'Aventure : Vous êtes aujourd'hui l'un des symboles de l'activisme écologique. Comment est né votre engagement ?

- Vandana Shiva : J'ai grandi dans l'Himalaya auprès d'un père garde-forestier. À l'époque, il n'y avait pas de route, nous avions l'habitude de randonner à pied ou à cheval. En partance pour le Canada où j'allais réaliser mon doctorat en théorie quantique, j'ai voulu revoir les lieux de mon enfance. Au lieu d'y trouver ma forêt de chênes préférée et sa petite rivière, je n'ai découvert que le vide : les arbres avaient disparu et la rivière s'était asséchée. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé à quel point nos actions détruisaient la Terre. Je me suis donc promis d'essayer de faire mon possible pour la préserver. C'est aussi à cette période que j'ai entendu parler du mouvement Chipko en Inde : ces femmes qui enlaçaient des arbres pour s'opposer à l'exploitation commerciale des forêts. J'étais fascinée par cet acte de résistance qui consiste à dire : « Je préfère que vous coupiez ma tête plutôt que de vous laisser abattre cet arbre ». C'est comme cela que j'ai débuté dans l'activisme écologique. J'avais 21 ans et dès que je le pouvais, je rentrais du Canada pour participer au mouvement. Cette expérience collective m'a appris qu'on pouvait être fort avec très peu de moyens. Aujourd'hui, ma plus grande inspiration reste Amrita Devi, la première femme bishnoï à s'être sacrifiée pour sauver des arbres près de Jodhpur en Inde en 1730.

- T.A. : Vous dénonciez la violence de la révolution verte en Inde. En quoi a-t-elle changé le visage des campagnes indiennes

- V. S. : En 1967, l'Inde fait face à une telle croissance démographique que le gouvernement s'inquiète de ne pas pouvoir subvenir aux besoins alimentaires des habitants. Les agriculteurs n'étaient tout simplement pas équipés correctement pour répondre à la demande. Afin d'améliorer la productivité, on a l'idée d'utiliser des produits chimiques. Momentanément, la Révolution verte permet à l'Inde d'atteindre l'autosuffisance alimentaire et de devenir une puissance agricole au niveau mondial. Norman Borlaug, le « père » de cette révolution, reçoit même le prix Nobel de la Paix en 1970. Mais moi, je n'y ai pas vu la paix. La terre a tout simplement commencé à mourir. J'ai réalisé une enquête autour des conflits liés aux ressources pour l'Université des Nations Unies. Les données ont prouvé que les terres devenaient peu à peu stériles.

En développant une agriculture intensive, nous avons fait entrer des poisons dans notre sol et dans notre alimentation. Les engrais utilisés détruisent les micro-nutriments du sol et nécessitent 10 fois plus d'eau pour produire la même quantité de nourriture.

Chaque lieu de culture chimique est devenu un lieu de « famine en eau » : l'irrigation massive assèche les rivières et augmente la désertification. La région du Pendjab s'est transformée en monoculture de blé et de riz et a arrêté de cultiver d'autres céréales. Je déplore également l'intoxication « mentale » véhiculée par l'agriculture intensive : les gens pensent que ces poisons produisent davantage de nourriture que la biodiversité du sol. Depuis 1995, plus de 300 000 fermiers indiens se sont suicidés après avoir réalisé des investissements moins productifs qu’espéré. Nous sommes malheureusement entrés dans une guerre contre la Terre, mais aussi contre les paysans qui n’arrivent pas à suivre la cadence de production, et contre les citoyens du monde à qui l’on sert de la nourriture de mauvaise qualité.

Les Bishnoïs dans le désert du Thar

T.A. : Faut-il pour autant rejeter toutes les avancées scientifiques et technologiques ? Les OGM ?

V. S. : Non, je suis moi-même une scientifique et je ne dis pas qu’il faut rejeter la science. La guerre ne fait pas partie de la science. Nous devons rejeter la science qui tue la vie, souvent déguisée en science de la vie. En revanche je suis fermement opposée aux OGM. Si vous injectez un gène produisant du poison à une plante, elle en produira toute sa vie et le nuisible qu’il devait tuer deviendra résistant à son tour. Et si vous créez des plantes résistantes au Roundup, il faudra en asperger toujours plus sur le champ pour éliminer les mauvaises herbes qui deviennent résistantes avec le temps. La moitié des champs américains sont couverts de « super » mauvaises herbes. C’est l’exemple même d’une science dans l’erreur. La modification génétique des graines en laboratoire est avant tout une prise de contrôle mercantile, industrielle et illégale sur le vivant. À mon sens, les OGM sont une aberration. À titre d’exemple, pour contrer la déficience de micronutriments dans nos assiettes, les industries ont créé le « Golden Rice », une variété de riz génétiquement modifiée qui produit de la vitamine A. Cela fait 20 ans que je m’y oppose ! La vitamine A ne se trouve pas dans le riz mais dans les carottes, les épinards et de nombreux autres fruits et légumes. Les OGM détruisent la terre et sa biodiversité.

T.A. : Vous jugez également que la "Biopiraterie" menée par les industriels est une "nouvelle forme de colonialisme". Pouvez-vous nous expliquer ce terme ?

V. S. : Tout à fait. Ce que je nomme biopiraterie, c’est l’attitude des multinationales occidentales qui pillent des connaissances ancestrales. Les industries pharmaceutiques ont compris le potentiel de certains savoirs. Par exemple, l’Inde possède une grande richesse de plantes médicinales. 9 000 brevets ont été découverts sur nos plantes (curcuma, gingembre, etc.) ! Autre exemple : les San du Kalahari peuvent marcher des jours dans le désert en ingérant une plante qui supprime la faim. Pfizer la vend aujourd’hui comme médicament anti-obésité. Même si les San l’ont présentée à l'Office européen des brevets, les juges ont décidé qu’il n’y avait pas vol. Beaucoup d’autres plantes ont été ainsi brevetées par des entreprises américaines, comme l’ayavuaska d’Amazonie ou le haricot jaune du Mexique, qui ne sont pourtant pas des créations puisqu’elles existent depuis des millénaires. Or ces entreprises décrètent avoir fait une découverte et s’autoproclament propriétaires ! C’est bien un schéma de colonisation. La biopiraterie vient du commerce et de la recherche du monopole. Pour dégager des profits, elles cherchent à posséder les semences pour en faire des ressources périssables et non-renouvelables. Le but étant d’obliger les paysans à racheter des semences chaque année.

Plantes médicinales : Cannelle (Sri Lanka), Queues de cerise (Turquie), Bruyère (Europe), Noix de muscade (Sri Lanka), Cactus "Nopal" (Maroc), Mauve du Nord (Europe), Souci (France), Gingembre (Inde), Bleuet (France), Verveine odorante (France), Camomille romaine (France), Paliure (Europe)

T.A. : La Terre abritera 10 milliars d'êtres humains d'ici la fin du siècle. Comment proposez-vous de nourrir la planète ?

V. S. : Chaque partie du globe cultive ses propres aliments. En fait, c’est la biodiversité qui nourrit les hommes, selon leur localisation et leurs cultures. Le Mexique est le pays du maïs, l’Inde tribale celui du riz, et l’Inde centrale celui du blé tout comme le croissant fertile du Moyen-Orient. Nous avons besoin de la biodiversité présente naturellement sur nos terres. Ces milliards de micro-organismes du sol sont les vrais producteurs de nos aliments. C’est l’agroécologie qui nourrit le monde et non la chimie. Cette idée est très présente dans la culture indienne, notamment dans l’enseignement ayurvédique qui signifie « science de la vie ». La vie a été oubliée quand l’agriculture est devenue une guerre chimique. Or, l’agriculture est basée sur la vie. Pour nourrir le monde, mieux vaut connaître le fonctionnement de la vie du sol, des plantes et du corps humain. Les hommes sont constitués à 90% de bactéries. Mais ces bactéries sont empoisonnées par les produits chimiques qui causent des problèmes neurologiques, des cancers et bien d’autres maladies. Nos intestins ont besoin de recevoir un régime alimentaire varié. Pour garder un corps équilibré, l’ayurveda recommande de consommer les six saveurs de base (sucré, salé, acide, amer, piquant et astringent) mais encore faut-il cultiver les plantes qui les contiennent. Avec mon association Navdanya (« les neufs graines »), nous avons créé une banque de graines qui collecte et reproduit des semences anciennes pour les redistribuer aux paysans désireux de se former à l’agriculture biologique. Cette action favorise la liberté des semences et la protection des procédés traditionnels. Grâce au bio, nous pourrions nourrir deux fois la population indienne sans augmenter la taille des champs. À l’échelle de la planète, nous pourrions nourrir 15 milliards de personnes. Pour cela les terres classiques ne suffisent pas, il faut aussi produire sur les balcons et les terrasses et se former à l’agriculture urbaine.

Au Punjab, Rajender Delu cultive les fruits et les céréales. Ici, l'eau est peu profonde et l'irrigation permet d'obtenir d'excellents rendements sans jamais avoir recours aux semences modifiées.

T.A. : Le Gange vient d'être reconnu juridiquement comme un être vivant. Faudrait-il donner ces mêmes droits à la Terre ?

V. S. : Les Bishnoïs, les peuples d’Amazonie et beaucoup d’autres populations considèrent la Terre comme leur mère. On ne donne pas de droits à une mère qui nous a donné la vie. C’est une vision beaucoup trop anthropocentrique, comme si les humains étaient les seuls à mériter des droits. Les droits de la nature sont déjà inscrits dans les cosmologies pré-colonialistes et pré-révolutions industrielles. J’ai critiqué la déclaration des Droits de l’Homme des Nations Unies parce qu’elle n’inclut pas les droits socio-économiques, les droits aux moyens de subsistance, et encore moins ceux de notre relation à la nature. Le XXIème siècle doit être celui des droits de la Terre-mère. Il faut également que les « écocides », les crimes contre la nature, soient reconnus. Il faut aimer le chêne, les semences, le sol. Nous, enfants de la Terre, devons juger ceux qui ne les respectent pas.

T.A. : Dans cette optique, Terres d'Aventure a conçu un voyage solidaire chez les Bishnoïs pour mieux connaître leur philosophie, participer à la plantation des arbres et soutenir l'action anti-plastique de Khamu Ram.

V. S. : Je serais très heureuse de collaborer avec les Bishnoïs. Dans le cadre de mon association, j’interagis quotidiennement avec les communautés qui m’inspirent, en Inde comme ailleurs. C’est pourquoi nous avons décidé de lancer des Journées de la Terre. En octobre, nous avons assisté à un festival de biodiversité environnementale et culturelle au Rajasthan, où une femme s’est inspirée de mes travaux pour créer une banque de semences.

T.A. : Davis Brower, le célèbre écologiste, a déclaré que vous feriez une excellente "Président du Monde". Si une telle fonction existait, que feriez-vous ?

V. S. : Je ferais exactement la même chose que ce que je fais aujourd’hui : travailler avec les communautés, lutter contre les monocultures, continuer d’apprendre et servir à un niveau supérieur. Pour moi, le pouvoir ne sert pas à imposer ou dominer les autres. Je l’utiliserais pour partager le pouvoir des arbres, du sol, des hommes et diffuser un message d’amour, de compassion et de non-violence.

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