Terre, une invitation au voyage

Simone de Beauvoir, marcheuse éclairée

Éliane Patriarca
Simone de Beauvoir, marcheuse éclairée

Sexe faible mais pied assuré, Simone de Beauvoir cultivait l’amour de la marche. Éprise de liberté, celle qui disait avoir la vocation du bonheur se tournait régulièrement vers la promenade pour nourrir sa pensée et cheminer vers l’écriture, sa conscience prêtée "à la multiple splendeur de la vie".

« Sous le ciel bleu, des tuiles ensoleillées, des trous d'ombre, des platanes couleur automne : au loin des collines et le bleu de la mer » : Simone de Beauvoir tombe sous le charme de Marseille, dès la sortie de la gare, alors qu'elle pose les yeux sur la ville baignée de lumière. Pourtant, quelques mois auparavant, lorsque la jeune agrégée de philo apprit où la mènerait son premier poste d'enseignante, elle fut atterrée. L'idée de quitter Paris et surtout son compagnon, Jean-Paul Sartre, l'« esprit jumeau » rencontré seulement deux ans plus tôt à la Sorbonne, la plongea dans l'angoisse.

Mais en octobre, quand elle débarque à 23 ans, « seule, les mains vides, séparée de son passé et de tout ce qu'elle aimait » (La force de l'âge, 1960), Beauvoir est éblouie par « la grande cité inconnue », les ruelles, le Vieux-Port où elle hume embruns et parfums d'oursin, et la Canebière où elle goûte le soleil. Exaltée par Marseille mais aussi par « la nature autour, sauvage et d'accès facile », la citadine aux yeux de chat siamois se révèle exploratrice avide. Elle qui n'a jamais fait de sport emprunte l'autobus qui passe en bas de chez elle et va suivre à pied les « falaises cuivrées », de Cassis à La Ciotat, puis tous les sentiers de Marseille vers la Provence... Et c'est une deuxième révélation : la marche change sa vie, à jamais. « La passion qui venait de me mordre m'a tenue pendant plus de vingt ans. L'âge seul en est venu à bout ; elle me sauva cette année-là de l'ennui, des regrets, de toutes les mélancolies et changea mon exil en fête », écrit-elle dans La force de l'âge, le deuxième volume de ses mémoires.

Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, en 1955

De Simone de Beauvoir, on ne retient souvent que la femme de tête, philosophe, écrivain, le prototype même de l'intellectuelle, de la Lumière du XXe siècle, ou encore l'icône féministe, auteure du Deuxième sexe (1949). Or, au fil des cinq ouvrages autobiographiques que la Pléiade a eu l'heureuse idée de réunir et de publier enfin, trente-deux ans après sa mort, elle se dévoile comme une femme joyeuse, qui vit intensément par son corps, par ses amours, et que revivifie la beauté des paysages et de la nature. Le Castor – surnom que lui a donné en 1929 un ami normalien car, disait-il, « Beauvoir sonne comme beaver » incarne littéralement à travers la marche la liberté qu'elle prône dans ses ouvrages philosophiques. C'est dans son enfance, lors des vacances familiales en Corrèze, que prend racine son amour pour la nature. La demeure enfouie sous la glycine, entourée d'un grand parc, enchante ses étés, tout comme son grand père qui lui apprend le nom des arbres, des fleurs et des oiseaux. « Le foisonnement des couleurs, des odeurs m'exaltait.

Partout, dans l'eau verte des pêcheries, dans la houle des prairies, sous les fougères qui coupent, au creux des taillis se cachaient des trésors que je brûlais de découvrir. » (Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958). C'est là aussi que naît son insatiable appétit de dévoreuse d'espaces. « Jadis en Limousin, au long des chemins creux, je m'étais racontée qu'un jour je parcourrais la France, peut-être le monde, sans manquer une prairie ni un bosquet. » (La force de l'âge).

Alors quand le Castor découvre la nature méditerranéenne qui gave « de chlorophylle et d'azur » et offre « au plus modeste marcheur des secrets étincelants », elle se lance dans un corps-à-corps : chaque jeudi, chaque dimanche, hiver comme été, elle part à l'aube et rentre à la nuit. Avec le secours du Guide Bleu et de la carte Michelin, elle ratisse la région, s'organise des promenades de neuf à dix heures, gravit les sommets, descend dans les calanques, explore les vallées...

Callanques de Cassis - ©Gwennaelle Wit

Théoricienne avant-gardiste, Simone de Beauvoir est aussi une pionnière dans sa manière de vivre. Dans les années 1930, on randonne en groupe, en club ou en bande, rarement seul, encore moins quand on est une femme. Mais le Castor défie les règles : elle ne marche qu'en solitaire, et au « classique attirail : sac à dos, souliers ferrés, jupe et cape de loden », elle préfère « une vieille robe, des espadrilles, avec dans un cabas quelques bananes et des brioches ». Ses collègues la mettent en garde : « Vous allez vous faire violer ! » Mais l'audacieuse refuse d'affadir sa vie. Une seule fois, alors qu'elle marche vers Tarascon, elle accepte d'être raccompagnée par deux jeunes garçons, qui s'avèrent mal intentionnés. Le Castor ouvre la porte, menace de sauter en marche et obtient ainsi qu'ils la laissent descendre. Loin d'en tirer une leçon, elle en conclut qu'elle peut se sortir de toute situation ! « Je ne regrette pas d'avoir longtemps nourri cette illusion, écrit-elle dans La force de l'âge, car j'y puisais une audace qui me facilitait l'existence. »

Le Castor pratique la marche comme un embrassement absolu avec la nature, elle a le désir « de tout saisir, tout voir », afin de « tout connaître » et « tout comprendre ». Ainsi, à l'été 1932, tandis que Sartre part en Norvège avec ses parents, elle randonne seule, durant trois semaines, de la Haute-Loire à l'Ardèche.

« Je ne pensais à rien : j'allais, je regardais. Je portais tous mes biens sur mon dos, j'ignorais où je dormirais le soir. Souvent je répugnais à me séparer du ciel, de l'herbe, des arbres je voulais en retenir au moins l'odeur; au lieu de prendre une chambre dans un village, je faisais encore sept à huit kilomètres et je demandais l'hospitalité dans un hameau : je dormais dans une grange et la senteur du foin bourdonnait à travers mes rêves. »

Sa curiosité est infinie : « De chaque point de vue, de chaque combe, j'escomptais une révélation et toujours la beauté du paysage surpassait mes souvenirs et mon attente. Je retrouvais, tenace, la mission d'arracher les choses à leur nuit. »

La lumière de la montagne aussi l'aspire et l'inspire ; en 1937, elle part en virée entre Chamonix et Albertville, mais cette fois chaussée de souliers à clous. Elle avale avec exaltation des bambées de plus de neuf heures et 2000 mètres de dénivelé. À Sartre, elle écrit : « Il y a beaucoup de neige, et du rocher, et ce n'est pas du tout... C'est même parfois un peu terrible ; mais je suis aux anges, je n'ai jamais rien vu de plus beau. » Toujours elle aimera s'abandonner à l'exaltation de l'inconnu pour s'arracher, physiquement, à elle-même. « Par mon vagabondage nonchalant, obstiné, se souvient-elle dans La force de l'âge, je donnais une vérité à mon grand délire optimiste ; je goûtais le bonheur des dieux ; j'étais moi-même le créateur des cadeaux qui me comblaient. »

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