Sables émouvants

Un après-midi de farniente sur une plage léchée par le ressac, une randonnée chamelière au milieu des dunes, une promenade pieds nus sur les berges d'un fleuve... Autant d'occasions de développer une passion soudaine pour ces petits grains qui tantôt vous glissent entre les doigts, tantôt se font velours sous les orteils. Obéissant à une force impérieuse, vous décidez de rapporter une poignée de ce sable à la maison pour vous remémorer ce moment délicieux. Et vous voilà d'un coup frappé d'arénophilie, cette maladie incurable dont les symptômes se traduisent par un irrésistible besoin de collectionner des échantillons de sable du monde entier. Vous auriez pu tomber plus mal en jetant votre dévolu sur les boules à neige (chionosphérophilie), les pots de yaourt (glacophilie) ou les étiquettes de boîtes de camembert (tyrosémiophilie)...

1. Trois-Rivières, Guadeloupe
2. Bora-Bora, Polynésie française
3. Rhodes, Grèce
4. Coney Island, Etats-Unis
5. Wadi Rum, Jordanie
6. Vik, Islande

Derrière la récolte de ces insignifiantes particules se cache l'envie de revivre une bribe de voyage, de ranimer des horizons lointains, peut-être aussi le besoin de s'approprier le paysage grâce à un souvenir plus concret qu'une simple photo ou vidéo. Encore faut-il faire les choses convenablement. Le voyageur consciencieux récoltera lui-même ses spécimens au lieu d'en demander aux amis en vacances. Gare à la législation locale : il est parfaitement interdit de prélever du sable ou tout autre matériel géologique en Islande, aux Galápagos, à Maurice ou aux Seychelles pour ne citer que ceux-là. On pourra aussi signer une « charte des collectionneurs de sable » stipulant que le sable ne peut être vendu, mais seulement donné ou échangé. Chez les arénophiles, le marchand de sable ne passe pas. Dans le temps, la collecte s'effectuait dans des boîtes de pellicule photo. L'émergence du numérique a fait voler en éclats la tradition mais il est toujours de bon ton de prélever le même volume, 30 millilitres environ.

Autant ne pas abuser, car très recherché par la construction, le sable est la deuxième ressource naturelle la plus consommée dans le monde après l'eau. Comme le sable du désert a des grains trop ronds et trop fins pour le béton, on surexploite le lit des fleuves ainsi que le littoral, au point que 75% des plages dans le monde sont aujourd'hui menacées !

7. Tottori, Japon
8. Algajola, France
9. Koh Ka Mit, Thaïlande
10. Gebel El-Silsila, Egypte
11. Bali, Indonésie
12. Milos, Grèce

Une fois le sable séché, trié, éventuellement tamisé, reste à trouver le contenant idéal pour le mettre en valeur : éprouvettes, tubes pharmaceutiques, mignonnettes, petits pots de confiture et autres fioles de préférence obturées d'un joli bouchon de liège. Notons au passage que lors de cette phase, le patient peut développer une fâcheuse tendance à la lecythiophilie (collection de bouteilles d'échantillons de parfum). Proprement étiquetés avec la mention de leurs origines, les échantillons seront enfin livrés à l’admiration béate des visiteurs sur le dessus d’une étagère ou d’une cheminée, voire dans les cas les plus sévères, derrière des vitrines dignes d’un cabinet d’apothicaire. À chacun son classement selon ses inclinations : la couleur et la recherche des tons les plus originaux chez les uns, la géographie et la traque de sables issus des 197 pays reconnus par l’ONU chez les autres. Certains amateurs de sophistication se spécialisent par exemple dans les « sables lourds », riches en minéraux, ou bien dans les sables issus d’endroits interdits au public. Au fil des voyages, des arcs-en-ciel de flacons arénacés prennent leurs aises sur les rayonnages et les bibliothèques, investissent de nouvelles pièces, débordent parfois jusqu’à la cave ! Une arénophilie aigüe peut bouleverser l’habitat, détruire un ménage, chambouler une vie. Méfiez-vous du petit grain de sable de trop.