Terre, une invitation au voyage

Qui va bateau, va sano : Erwan Le Lann

Patricia Oudit
Qui va bateau, va sano : Erwan Le Lann

Après avoir pris de la hauteur en grimpant de nombreux sommets, Erwan Le Lann, guide de haute montagne, grimpeur, base-jumper et alpiniste, est devenu skipper. À bord de Maewan, son petit voilier de 11 mètres, il sillonne le globe depuis 4 ans, avec à son bord des sportifs et des aventuriers.

Dans ce camp de base flottant, ensemble et loin de la vitesse du monde, ils défrichent pentes et lignes. Tout est bon pour s'affranchir du temps et avancer, noeud à noeud, à son rythme.

Septembre 2016. Dans l'aube orangée du petit matin où se dessine le dos rond et brun des îles Diomède, Maewan, en provenance de l'Alaska, vient de passer le détroit de Béring. Fabienne d'Ortoli, championne de kite, est comme tout le monde à bord : stupéfaite de la beauté solitaire des lieux, mais davantage par le symbole. Car voilà le bateau pile sur la ligne de changement de date entre les États-Unis et la Russie, là où les aiguilles d'une montre ne veulent plus dire grand-chose. Dimanche chez Trump, samedi chez Poutine, ou l'inverse. Sur le pont, il y a de l'émotion, celle de se sentir en équilibre sur le globe, comme si l'on pouvait, bande de mégalos sur l'eau, se partager le monde.

Dans l'ambiance Into The Wild. Après la mer, la terre et ses airs de landes, sur fond de sommets enneigés. - ©Jérémy Bernard

Arriver par la mer, regarder le rivage se matérialiser comme un mirage, être celui qui crie « terre » : Erwan Le Lann en rêvait, lui qui s'est longtemps déplacé en avion aux quatre coins du monde pour monter des événements autour de l'escalade pour le compte de la marque Petzl. L'envie vient de loin. De son enfance à Kerlouan, Bretagne Nord, nous y reviendrons. Adulte quarantenaire, Erwan, a l'ADN (Atteint De Nomadisme) en souffrance. "J'avais la sensation d'avoir fait sur terre le tour des montagnes qui m'intéressaient, de l'autre, l'envie de découvrir plus profondément cet autre élément, la mer, qui m'accompagnait depuis tout petit".

Fabienne d’Ortoli en pleine session kite en mer de Béring, une première pour elle. - ©Jérémy Bernard

Prendre le large et ses aises. Désir revenu en flèche voici dix ans, suite, entre autres, à un voyage sur le bateau Pangaea de Mike Horn où Erwan officiait en tant que guide. "On est allés en Antarctique et j'ai été marqué par la richesse de la lenteur du voyage, de l'itinérance, mais aussi par ces visions d'icebergs, la faune et la flore de ces lieux. L'approche vers la terre, quand on voit les premières îles de glace. Au retour, en prenant l'avion et en ne mettant que 5 heures pour réaliser une distance qui nous avait pris 5 jours en voilier, j'ai compris que la notion de voyage, l'essence même de ce mot, m'échappait, et que je n'avais pas le temps de m'imprégner des environnements et de la météo rencontrés. Le bateau était donc l'outil idéal."

Flashback : avant les RocTrip épiques et les expéditions polaires, il y eut Grenoble. Un camp de base urbain, où l'adolescent étouffe vite, cependant idéal pour voyager. Ski en club, traîneau à chiens dans le Vercors, découverte à 19 ans de l'escalade et des chemins verticaux que prendrait sa vie. Et, parallèlement, donc, Kerlouan. Le phare breton. CV classique du petit voileux, qui passe de l'Optimist au Vaurien, et customise la barque familiale à coup de mât et de voile. Aucun interdit, vent de liberté. "Se déplacer au gré des éléments, ça m'a toujours plu, c'est très sain".

Dans les airs : après un échec, une première highline est enfi n installée au-dessus de la baie des Requins à Ua Pou. - ©Jérémy Bernard

Finistère-Isère. La traverse est désormais en place, deux parfaits ports d'attache pour partir et revenir... Désormais, l'horizon se dévoile à lui, peu à peu, noeud par noeud. Le capitaine transforme Praline, petit voilier de 11 mètres à coque alu, en Maewan. Et vogue le camp de base. Car à son bord, et dans cette approche douce qui fait poser un regard neuf sur la nature, il est question d'y embarquer des petits camarades de jeu, grimpeurs, skieurs, kiteurs, plongeurs... Ainsi est née l'aventure Maewan. Quatre ans d'exploration, d'aventures, de lignes ouvertes, de l'Islande au Groenland, en passant par l'Alaska, abordé par le passage du Nord-Ouest où si peu de voiliers se sont aventurés. Erwan continue de remonter le temps, de le prendre, éloge de la lenteur assumée, maîtrisée, mais où l'improvisation génératrice de découverte continuera de faire loi.

Le highliner Antony Newton, partenaire de Nathan Paulin, en plein montage de sa ligne, aidé par Erwan. - ©Jérémy Bernard

"Se déplacer au rythme de la météo, et une fois sur place, accepter celui des habitants. Voyager dans des lieux reculés et préservés, sauvages, en tous cas très éloignés du tourisme de masse. Pour cela, il faut de la souplesse et de la flexibilité, partir ouvert d'esprit, accueillir la différence et la prendre comme une richesse. Quand je suis parti, j'avais très peu de repères sur la carte du monde, je ne savais pas ce que j'allais vraiment découvrir... J'ai réalisé que cette progression mesurée permettait de glaner beaucoup plus d'informations sur les populations rencontrées, d'échanger avec elles, d'en savoir plus sur leurs conditions de vie. Par exemple, dans les îles du Pacifique Sud, j'ai été frappé de voir à quel point les gens sont informés de l'évolution du climat, et quel savoir-faire ils en ont développé".

Le Pacifique Sud... Là même où Jack London traîna son fameux ketch, le Snark, au début du XXe siècle et où Erwan, 100 ans plus tard, s'abandonne. Comme ces quelques jours enchantés dans les îles Salomon, Utupua, débusquée un peu par hasard, dont les habitants n'avaient vu personne depuis 10 ans. Une île hors du temps.

De la gîte sur Maewan, en pleine traversée entre les îles de l’archipel des Marquises, 1400km à l’est de Tahiti. - ©Jérémy Bernard

Une parenthèse avant de se poser en Polynésie. Un stand-by utile, nourri d'humanité, pour faire avancer les choses peu à peu vers plus de lien social avec les habitants et notamment les enfants. Puis, il y eut les Marquises. Autre échappée dans ce nouvel espace-temps conditionné par le vent. À bord de Maewan, cette fois, deux highliners, Nathan Paulin et Antony Newton, invités à poser des lignes entre les pics basaltiques de cet archipel sauvage, désolé, luxuriant. Là, dans cette brousse jungle d'enfer qui ralentit la progression, oublier définitivement la montre à son poignet. Pendant 4 jours, l'équipe s'acharna à UaPou, une des îles visitées : cinq heures pour tracer un chemin et gagner à peine 600 mètres de dénivelé, pour tenter d'installer une highline entre deux sommets.

"Épuisés par des dizaines d'heures d'agressions dans la brume, la pluie et du vent à 50 km/h, nous devons abandonner, trop raide, infranchissable", note Erwan dans son carnet de bord. Cap sur Nuku Hiva où d'autres pitons ont été repérés. Sable blanc, mer turquoise, mais zone grise. C'est-à-dire un lieu non cartographié où Maewan jette l'ancre. Son capitaine rejoint le rivage à la nage, ayant aperçu un homme qui fait des signes depuis la plage. Il s'appelle Alexis, vit ici par intermittence avec son fils de 23 ans, Wilfred. Avec Célestin et Jérôme, des amis, ils chassent cochons sauvages et chèvres, pêchent carangues et bonites, en nombre dans ces eaux peu fréquentées, mais surtout fournissent les noix de coco qui feront l'huile de coprah. Accueil chaleureux, offrandes de pamplemousses géants à la chair juteuse et sucrée, plaisir infini, que l'on voudrait voir s'étirer chaque seconde. Cette plage est l'héritage familial d'Alexis, à qui personne ne rend jamais visite, encore moins en voilier. Trois jours durant, jouer les Robinson, avec un sentiment inouï de liberté. Le sablier du temps rappelle l'équipage à l'ordre. Quitter l'île à regret. Lever l'ancre à 3 heures du matin : c'est que la route est longue vers Hiva Oa, distante de 100 milles au sud, Maewan n'avance qu'à une moyenne de 4 noeuds. Pendant ces 27 heures de navigation (40 minutes en avion), chacun aura le temps de ressasser ses souvenirs, de les graver à jamais dans son esprit, de garder pour soi l'éternel éphémère du moment. Erwan aussi, qui n'a jamais eu si bonne mémoire que depuis qu'il a décidé de prendre son temps.

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