Terre, une invitation au voyage

Kilimandjaro : le grand face-à-face

Yann Guiguen
Kilimandjaro : le grand face-à-face

Au-delà des cols d’altitude commence l’univers grandiose de la haute montagne. Nombreux sont ceux à répondre à l’appel des cimes. En Tanzanie, le Kilimandjaro séduit toujours plus de voyageurs. Un rêve d’absolu à conquérir, une expérience mythique pour ceux qui aiment le monde vu d’en haut. Récit.

J'ai rapidement pris conscience que cette ascension exigeait de moi un véritable saut vers l'inconnu, là où mes limites physiques et psychologiques allaient être éprouvées. Perché à 5 450 mètres d'altitude, j'avais littéralement le souffle coupé. La dernière ligne droite m'attendait, et je continuais d'avancer, ivre de ces cimes quasiment à ma portée. Respire ! Je m'encourageais, multipliant les injonctions énergiques malgré mes pensées brouillées. Arriverai-je à conquérir le Kilimandjaro ? Je l'avais observé à de nombreuses reprises, notamment du ciel lorsque je survolais la Tanzanie pour mes déplacements professionels. Enfin, quand il voulait bien se montrer, car il est assez têtu et a souvent la tête dans les nuages ! Mais je suis très têtu aussi... En 2013, j'avais escaladé l'un de ses petits frères, le volcan Ol doinyo Lengaï, lors d'un trek assez engagé. C'est peut-être au sommet de ce volcan, en apercevant le grand chef au loin, que j'ai véritablement envisagé l'ascension du Kilimandjaro.

En 2016, tout s'est accéléré. Bakari, qui m'accueillait à l'aéroport, est venu avec Abeid, le chef-guide du Kilimandjaro. Il s'est exclamé : « Yann, tu viens tous les ans ici, quand vas-tu m'accompagner sur le Kili ? ». « L'année prochaine Abeid ! » m'entendis-je lui répondre. L'aventure était lancée. Six mois avant le départ, j'ai commencé ma préparation physique et réactivé mon abonnement à la salle de sport. Tous les mardis, j'enchaînais les séances de cardio. Puis j'ai augmenté la cadence en ajoutant jusqu'à trois sessions de running par semaine. Si je partais à reculons lors de mes premières sorties, j'ai fini par reprendre goût à la course à pied, moi qui étais pourtant accro à la cigarette, aux apéros et aux soirées entre copains. Au fur et à mesure, dans mon entourage, les questions devenaient de plus en plus fréquentes.

« Alors, ça y est, tu es prêt ? Tu t'es entraîné ? Pas trop stressé ? ». Bien sûr que je l'étais, mais j'évitais d'en parler. J'étais déjà dans ma bulle. Et si ma tête doutait, mon corps était en pleine forme.

Début septembre, à un mois du grand départ, je suis parti sur le Toubkal, un sommet du Maroc accessible à 4 200 mètres, pour travailler mon endurance grâce à ses bons dénivelés. L'occasion de tester mon matériel, mes chaussures, mes bâtons de marche et mes vêtements techniques superposés en quatre couches. J'étais très concentré, je gardais toujours en tête qu'à 6 000 kilomètres de là, quelqu'un m'attendait de pied ferme. À mon retour, je me suis attelé à un dernier exercice et non des moindres : tester mon aptitude physique. Le rendez-vous était pris à l'hôpital Avicenne de Bobigny. Un premier entretien a permis de préciser les risques encourus (antécédents de mal des montagnes, historique des séjours en très haute altitude, etc.). Puis j'ai passé une épreuve en hypoxie (altitude équivalente à 4 800 mètres), au repos et en exercice, pour évaluer la capacité de mon organisme à s'adapter au manque d'oxygène. Dernière étape, une téléconsultation avec l'Ifremmont, des médecins spécialistes de la haute montagne qui ont l'habitude de conseiller nos clients avant leur départ et les assistent médicalement pendant les voyages en altitude. Résultat : apte ! Kilimandjaro, j'arrive !

L'heure du départ

7 octobre 2017. Roissy-Charles de Gaulle, 22h15. Il est enfin temps pour moi de m'envoler pour la première grande expérience de ma vie. Comme vous pouvez l'imaginer, l'excitation m'empêche de fermer l'oeil. J'atterris à la mi-journée, la chaleur est écrasante. Abeid m'accueille à la sortie de l'aéroport. Direction Arusha pour une dernière nuit confortable. Je connais cette route par coeur, j'ai l'habitude d'observer les petites boutiques animées qui longent le chemin. Cette fois c'est différent, mon regard ne quitte pas les premières pentes du Kilimandjaro que je devine à travers les nuages. Une fois à l'hôtel, Abeid emmène l'intégralité du groupe dans le jardin pour son premier briefing. Il retrace notre itinéraire sur une carte et discute avec nous des risques en altitude. Nous sommes sereins. Abeid est respecté par ses pairs grâce à sa grande expérience. On dit qu'il l'a grimpé pas moins de 500 fois... On tâchera de le faire une fois !

C'est le jour J. Direction Machame Gate. Sur place, des voyageurs du monde entier sont déjà présents. Après l'enregistrement individuel au parc national, nous faisons le plein de sucres lents. Notre cuisinier nous a préparé un bon plat de pasta alla Tanzania. Il est maintenant temps pour moi de faire mes premiers pas sur le colosse. Je pénètre dans une immense forêt tropicale, au milieu d'arbres géants dont on ne voit même pas la cime. Je marche émerveillé parmi les caoutchoucs, les fougères géantes, les bégonias et autres ficus avant de stopper net en apercevant notre objectif, le Kibo, le célèbre cône volcanique le plut haut du Kilimandjaro. Je prends le rayon de soleil qui l'éclaire comme un sourire encourageant. À la fin de la journée, un brouhaha de mots en swahili, anglais et français me fait comprendre que c'est fini pour aujourd'hui. Je me faufile à travers les campements déjà montés pour prendre fièrement ma première photo face à la pancarte « Machame Camp » et signer le registre du parc. Cela deviendra notre rituel d'arrivée à tous.

Il est 18h, la nuit tombe, je m'assois pour regarder le soleil se coucher. Un porteur vient me chercher, c'est l'heure du thé. La vie du camp est réglée comme du papier à musique : réveil à 7 h, thé ou café dans le duvet, bassine d'eau chaude à la sortie de la tente, petit déjeuner, thé à 18h, toilette et dîner à 19h. Pas question de traîner ! Chaque soir, Abeid nous interroge à tour de rôle : « Yann, tu as bon appétit ? Tu n'as pas mal à la tête ? Tu es fatigué ? Tu respires bien ? ». Il nous pose un petit appareil au bout du doigt pour mesurer notre saturation en oxygène et notre rythme cardiaque. Je fais un sans-faute à chaque série d'examens. Les jours s'enchaînent et je continue mon ascension polé polé (« doucement » en swahili). Je passe Shira Cave, Lawa Tower, Barranco. La forêt pluviale a laissé place à une végétation alpine composée de bruyères arborescentes, de séneçons et de lobélies géantes. Le décor est hors norme, je n'ai jamais rien vu de pareil.

Dernière étape. En route, un nouveau compagnon nous a rejoints. Un gypaète barbu de près de trois mètres plane au-dessus de nos têtes. Il nous scrute et nous montre que nous arrivons sur son territoire. Cette journée n'est vraiment pas comme les autres. L'heure du thé est avancée à 15h, celle du dîner à 16h. Nous terminerons l'ascension de nuit. À 23h, nous nous réveillons pour un petit déjeuner nocturne. Sur les recommandations d'Abeid, j'enfile soigneusement mon équipement et mes six couches. J’en mets une septième dans mon sac que je décharge au maximum pour marcher léger. Guidés par nos lampes frontales, nous avançons lentement, très lentement.

La pente est rude et nous savons tous que la route va être longue. Je commence à ressentir de la fatigue. Abeid nous arrête après 2h30 de marche. Je m’assois lourdement par terre et bois un peu d’eau. Mes pensées se brouillent et je n’arrive pas à me reconcentrer. J’enfile ma septième couche puis me relève et repars dans les pas d’Abeid. Je crois qu’il veut garder un oeil sur moi. Je ressens les premières nausées avec des maux de tête irréguliers. J’avance malgré moi dans un état un peu second. Le reste du groupe poursuit sa progression avec Bariki, le second guide, tandis qu’Abeid prend le temps de faire une pause pour analyser ma situation. Je lui fais état de ma condition physique. Je crois que lui comme moi savons que la descente va être inévitable dans quelques mètres. Je reprends mes bâtons une dernière fois mais, quelques minutes plus tard, je somnole littéralement en marchant. Inutile de prendre des risques supplémentaires, ma saturation est descendue à 70. Je suis à 5 450 mètres, pour moi le Kili c’est fini ! J’entame la descente accompagné d’Abeid. Le mal des montagnes est imprévisible et personne ne réagit de la même façon à l’altitude. J'avance en même temps que des larmes de tristesse, de déception et de frustration coulent encore et encore. À vrai dire, je ne me souviens plus très bien de ce moment. Je conserve seulement deux souvenirs marquants : le coup de téléphone au médecin urgentiste, et un magnifique lever de soleil sur l’Afrique, ce lever de soleil que je voulais tant voir depuis son sommet mythique.

Au camp de base, Abeid fait remonter ma saturation grâce à une séance de caisson hyperbare. J’ai pu ainsi rejoindre Mweka Camp dans de très bonnes conditions. Durant ce dernier trajet, je me suis retourné pour contempler la montagne. J’étais tout de même fier de l’avoir gravie. Le Kilimandjaro fait maintenant partie de mon histoire. En fin de journée, j’ai retrouvé l’ensemble de mes compagnons. Nous étions heureux de nous retrouver et de partager nos ressentis, notamment ceux qui avaient atteint l’Uhuru Peak à 5 895 mètres. Le lendemain matin, après le chant d’adieu de notre équipe, nous sommes redescendus à la porte du parc de la même façon que nous l’avions franchie ensemble six jours plus tôt. L’aventure touchait à sa fin. Je quittais le pays en fin de journée et, dans l’avion, il était toujours là, dégagé, sous son meilleur profil, me faisant comprendre qu’on se reverrait un jour.

Le toit de l'Afrique : naissance d'un mythe.

Durant l’Antiquité, le Kilimandjaro était déjà évoqué avec fascination dans les récits d’explorateurs et de géographes. L’Égyptien Ptolémée, au milieu du IIe siècle, mentionnait ainsi l’existence d’une « montagne blanche » ou « neigeuse » au coeur de l’Afrique. C’est seulement en 1848 que le sommet fut officiellement découvert par le missionnaire allemand Johannes Rebmann. Dans son journal, il écrit : « Vers 10 heures, je vis quelque chose de remarquablement blanc au sommet d’une haute montagne et crus d’abord qu’il s’agissait de nuages, mais mon guide me dit que c’était du froid, alors je reconnus avec délice cette vieille compagne des Européens qu’on appelle la neige. » Rapportée à Londres, sa découverte fut toutefois contestée par le milieu scientifique, personne ne voulant croire qu’il puisse y avoir des neiges éternelles en Afrique. C’est à la fin du XIXe siècle que le Kilimandjaro éveillera enfin l’intérêt des explorateurs comme Hans Meyer et Ludwig Purtscheller qui parviendront au sommet en 1889.

 

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