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Inde : renaître avec la mangrove

Céline Lison
Inde : renaître avec la mangrove

Bordant le golfe du Bengale, la pointe est de l’Inde abrite l’une des plus grandes mangroves du monde : les Sundarbans. Cette « forêt dans la mer » protège les côtes des marées et des cyclones.

Dans cet écosystème, la lumière est essentielle et donne vie à une faune particulièrement riche. Pourtant, victime des cyclones, de la coupe du bois et de la montée du niveau marin, la mangrove s’amenuise. Terres d’Aventure participe, à travers le Fonds Carbone Livelihoods, au financement de l’ONG News, qui oeuvre à la reforestation et aide les populations locales à subsister. 

Le long de la mer, les rafales de vent dépassaient 90 km/h. La pluie tombait dru sur les petites échoppes de fortune. Déjà, les chemins de terre battue n'étaient plus que mares. Malgré l'heure matinale, le ciel virait au gris profond. Il fallait évacuer, s'éloigner de la côte au plus vite. À la hâte, on s'entassait dans le camion, un maigre baluchon sous le bras. Ce 23 mai 2009, le cyclone Aila arrivait. Et il promettait d'être redoutable. Quelques heures plus tard, tout était fini. Et tout ou presque était à reconstruire. Des maisons de pisé et de bambou, il ne restait que des débris. Les frêles « digues » de sable chargées de protéger les lopins de terre cultivés avaient été largement submergées. Les sols étaient envahis d'eau salée. Les Sundarbans, ce vaste archipel de quelque 10 000 km² partagé entre l'Inde et le Bangladesh était exsangue.

Les villages construits en dessous du niveau de la mer sont en permanence menacés par la montée des eaux

Traversée par les centaines de bras du delta du Gange qui viennent se jeter dans le golfe du Bengale, la zone était pourtant habituée aux inondations. Cette fois pourtant, les dégâts et les pertes humaines étaient encore plus importants. « C'est juste après le passage de ce cyclone que les villageois ont remarqué que toute la côte n'avait pas été touchée de la même façon », se souvient aujourd'hui Ajanta Dey, directrice des projets de l'ONG de conservation News (Nature Environment & Wildlife society).

« Là où s'épanouissait la mangrove avant le cyclone, les talus qui se tenaient quelques dizaines de mètres derrière ont tenu. Ailleurs, l'eau salée a pénétré dans les terres, inondant durablement les fermes et les maisons du village. Ils n'ont rien pu y faire pousser pendant trois ans : le sel avait rendu les terres stériles. »

Dans les Sundarbans, on prend alors pleinement conscience du rôle protecteur de cet écosystème si particulier. La forêt tropicale peuplée de palétuviers pousse le long des littoraux, les pieds dans l'eau salée, entre vase et bancs de sable. Au gré des marées, les racines affleurent plus ou moins, hérissées comme des échasses pour mieux arrimer les troncs au substrat vaseux. L'ensemble agit effectivement comme un bouclier naturel contre vents, marées et tsunamis.

Une centaine de femmes du village de Purandar participent à la plantation en bordure de leur village

Des études scientifiques ont ainsi montré qu'une mangrove adulte en bon état pouvait réduire d'au moins 20% l'énergie des vagues et des vents arrivant sur les côtes. En cas d'événement extrême comme Aila, le rôle protecteur de la mangrove est déterminant. Mais la forêt en sort rarement indemne. D'autant que malgré tous ces « services rendus », les palétuviers sont fréquemment coupés pour fournir du bois de construction ou de chauffage. L'ONG indienne News lutte depuis plusieures années contre le braconnage des tigres et la déforestation.

En 2011, grâce au soutien de Terres d'Aventure via le Fonds Carbone Livelihoods, l'ONG a initié un programme de reforestation à grande échelle. L'adhésion des communautés locales est impérative pour mener à bien le programme. « Il y a eu des difficultés bien sûr, reconnaît Ajanta Dey. La coupe a été interdite, ça n'a pas plu à tous. Certaines personnes étaient réticentes aussi car elles utilisaient l'espace pour faire pâturer leurs bêtes. Mais presque partout, après la première année, on nous a recontactés pour continuer le projet l'année suivante. »

Ces femmes retournent au village après avoir ramassé des propagules de palétuviers

Le travail de plantation prend alors de l'essor. Il est titanesque. Il faut d'abord collecter des milliers de propagules de plusieurs variétés locales de palétuviers. Ces longues graines en forme d'ogives germent directement sur les arbres, prêtes à se détacher et à flotter avant de trouver un point d'ancrage. Celles qui sont récoltées n'auront pas à errer. Après un temps de soins et de développement en pépinière, retour à la mangrove. Ce sont les femmes qui s'attaquent à la tâche. Vêtues de saris chatoyants, pas à pas, elles progressent péniblement dans la vase et y enfoncent chaque jeune plant à la main.

« Au total, plus de 17 millions de jeunes arbres ont été plantés depuis le début de l'opération, résume Ajanta Dey. Dorénavant, nous couvrons plus de 4 400 hectares dans les Sundarbans, répartis sur plus de 183 sites et 89 villages. »

Les propagules de palétuviers : les graines sont mises en nourrice et attendent d'être replantées dans la mangrove

L'ONG ne s'est pas arrêtée là. Pour encourager les populations locales, souvent très pauvres, à préserver les forêts restantes, elle forme des « coordinateurs-mangrove » dans chaque communauté. Chaque mois, ces volontaires suivent le développement de la forêt à la loupe. Ils mesurent les attaques d'insectes nuisibles, l'évolution de l'érosion, les inondations, les changements de la canopée... Les paysans qui le souhaitaient ont appris les rudiments de la culture biologique et produisent désormais des variétés locales de légumineuses et de riz, des légumes et des épices ou récoltent de façon durable du miel issu de la mangrove. Des produits commercialisés sous une marque commune qui leur apporte un meilleur revenu. Les pêcheurs trouvent aussi leur compte à la gestion durable de la forêt. L'enchevêtrement des racines de palétuviers constitue des « nurseries » pour les crevettes, les crustacés et les jeunes poissons qui peuvent être prélevés une fois adultes. À l'étage supérieur, sur les racines, des crabes arboricoles et des mollusques occupent l'espace et fournissent eux aussi une ressource possible. « Après les trois-quatre premières années, l’impact de nos efforts a commencé à se ressentir, témoigne encore Ajanta Dey. Crevettes et crabes se sont multipliés. Les revenus ont presque doublé pour ceux qui s’étaient engagés dans cette voie. Les récoltes de miel se sont elles aussi améliorées. »

Un travail de tous les dangers : les accidents mortels dus aux attaques de tigres mangeurs d'hommes sont courants.

La mangrove dispose également d’un atout invisible à l’oeil nu : elle est capable de stocker d’importantes quantités de carbone et participe ainsi à la réduction des gaz à effet de serre.

« À l’échelle de la planète, c’est un écosystème rare : il ne représente que 2 % de la surface des océans et contient pourtant près de 50% des stocks de carbone qui y sont piégés », explique François Fromard, directeur du laboratoire écologie fonctionnelle et environnement (Ecolab) du CNRS et coauteur du livre Mangroves, une forêt dans la mer (éd. CNRS – Cherche midi).

Grâce à la photosynthèse (voir encadré), les feuilles transforment ainsi le CO2 de l’atmosphère en matière organique. On estime que globalement, la mangrove capterait ainsi 44 tonnes équivalent CO2 par hectare et par an. Une quantité comparable à celle des forêts denses humides comme celles de Guyane ou d’Amazonie.

Les Sundarbans : l'une des dernières grandes zones de mangrove du monde, dotée d'une biodiversité exceptionnelle avec une flore et une faune très riches comprenant en particulier le tigre du Bengale.

Mais les « pouvoirs » de la mangrove ne s’arrêtent pas là. Sous les palétuviers, dans les sédiments, la matière organique issue des débris végétaux et des organismes morts se dégrade très lentement, faute d’oxygène. Le carbone qui devrait s’en échapper est donc largement piégé là, sous les racines. Un « gain » qui atteindrait à lui seul près de 7 tonnes équivalent CO2 par hectare et par an. Toutes les mangroves du monde ne suffiront pas à absorber les excédents de carbone émis par l’homme. Avec le changement climatique en cours, le golfe du Bengale sait qu’il va affronter des cyclones et des moussons de plus en plus intenses. Mais dans les Sundarbans, la vie ne serait pas possible sans la mangrove.

Ce riche et fragile écosystème est devenu le symbole d’une lutte pour la survie.

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