Terre, une invitation au voyage

L'amour, la marée

Édouart Launet
L'amour, la marée

Le rythme de la marée dicte-t-il nos vies ? Celle d’Édouard Launet, assurément. Ayant trouvé refuge à Granville, dans la Manche, le journaliste et écrivain aime à se ressourcer dans ce "bout du monde, là où les trains s’arrêtent, où les îles commencent".

L'auteur de Sorbonne plage et Le Seigneur des îles nous dévoile ici les lignes d'horizon de sa Normandie qui oscillent langoureusement au gré des marées.

J'ai longtemps cru, usager du métro et marin d'eau douce, que la marée était ce ballet orchestré par la Lune et le Soleil par la grâce duquel les flots montent et descendent deux fois par jour, du moins sur les côtes de l'Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord. Cette conception toute théorique, j'ai été amené à la réviser brutalement lorsque, voilà trois ans, j'ai quitté Paris pour un charmant port de la baie du Mont-Saint-Michel. J'habite désormais une cité normande où "Fais-tu la marée ?" est une interpellation assez commune (variantes : "Tu vas à la marée ?" ou "Seras-tu à la marée ?").

D'abord, je me suis demandé de quelle marée pouvaient bien parler ces gens, et pourquoi il fallait s'y rendre. Était-on convoqué chaque matin au bord de l'eau à scruter ses mouvements pour s'assurer qu'elle s'approchait et repartait ainsi qu'elle le devait ?

Allais-je avoir à me joindre à quelque tribu inca priant chaque jour sur la plage pour que le soleil se lève et que les flots se mettent en mouvement ? Ces primitifs procédaient-ils à des sacrifices humains ? En serais-je la prochaine victime ? Oui, est la réponse à toutes ces questions. Oui, la marée est à Granville un véritable rite païen. On ne l'accomplit pas deux fois par jour mais une fois par mois, les bons mois. Ce jour-là, on quitte son travail dès la fin de la matinée, on passe chez soi attraper un sandwich et divers équipements (bichette, croc, râteau, panier en osier, éventuellement waders), on descend sur la plage pour accompagner la mer dans sa grande reculade, et puis l'on prie.

On prie pour que soient au rendez-vous palourdes, bouquets, praires, étrilles ainsi que, les jours fastes, homards, ormeaux, coquilles Saint-Jacques. Ce jour-là, la marée est d'un coefficient supérieur à 100 et la mer part très très loin. C'est une grande marée. Bref c'est une "marée" tout court, et l'on en est ou l'on en est pas. Si l'on est vraiment granvillais, on en est. On est à la marée.

Ce jour-là, invariablement, la mer est basse vers 16h. Avec un peu de chance, il fait beau. Une joie surnaturelle vous saisit alors. C'est un peu comme si l'on assistait à une belle éclipse. Mais, bientôt, vous êtes courbé. Vous grattez, raclez, ratissez, sondez, fouillez. De temps à autre vous relevez la tête pour embrasser l'estran d'un regard panoramique : il s'étend sur des kilomètres, vous êtes au milieu de l'infini, et peu importe finalement que la pêche soit fructueuse ou non. La marée est comme un pays qui surgit miraculeusement, mais qui ne se dévoile qu'à ceux qui ont fait l'effort de s'en approcher, puis d'y communier. Mais ce pays commence à disparaître car ce que la mer a découvert, très largement en ce jour béni, elle va le reprendre bientôt. Il faut remonter, et vite, paniers de pêche en bandoulière. Certains ne remontent jamais : crise cardiaque (une belle mort en ce lieu), noyade (il y a des imprudents) ou disparition plus mystérieuse (l'un des nôtres aura choisi de rester éternellement dans le Pays Imaginaire de Peter Pan).

Le soir, on se retrouvera entre amis pour manger ce que la marée nous aura donné en évoquant la mémoire des chers disparus. On aura « fait la marée ». Nulle part ailleurs que dans la baie du Mont-Saint-Michel, où le marnage (différence de hauteur entre la haute et la basse mer) peut atteindre quatorze mètres, ce rite païen n'est aussi scrupuleusement respecté.

Les « marées » rythment ici une vie épicurienne, la mer est notre horizon, la Lune notre saint, la mayonnaise l'émulsion dans laquelle nous trempons nos hosties, le muscadet notre vin de messe. Car on aura bien compris qu'il ne s'agit pas que de partager un repas, fût-ce la Cène. Il s'agit de célébrer la vie. La nôtre, qui se compte en « marées » , et celle de ces coquillages et crustacés qui se sont laissés surprendre dans le sable ou les rochers. Un jour, nous mourrons. Un jour, la ressource de la pêche à pied sera épuisée. Puisse le premier arriver avant le second !

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