Terre, une invitation au voyage

L'art de la grimpe

Edwige Coupez
L'art de la grimpe

Dans cette interview parue dans le dernier numéro de notre magazine TERRE, la grimpeuse et écrivaine Stéphanie Bodet nous livre ses réflexions sur l'errance avec philosophie et sensibilité.

Stéphanie Bodet est grimpeuse professionnelle et écrivaine. Elle est connue pour ses expéditions et ses ouvertures de voies. Elle est l'autrice de Salto Angel (éd. Paulsen, 2018), À la verticale de soi (éd. Paulsen, 2017) et Habiter le monde (éd. L'Arpenteur, 2019).

J'ai l'impression de retrouver une vieille amie. Pourtant je n'ai rencontré Stéphanie Bodet qu'une seule fois, en 2017, lors d'un festival de films d'aventure. Il émanait de sa personne une grande douceur, mais aussi une force intérieure impressionnante. Elle m'avait dédicacé son livre À la verticale de soi et m'avait souhaité « de douces heures suspendues au fil des instants simples et beaux que nous offre la vie, lorsque nous prenons le temps de la contempler ». J'ai eu envie de lui demander si c'était ça, l'errance...

TERRE : Vous rentrez d'une randonnée à ski dans le Dévoluy dans les Hautes-Alpes. Est-ce que vous avez vécu des moments d'Errance ?

Stéphanie Bodet : Randonner en montagne est pour moi un vagabondage. Se retrouver au cœur de la beauté, avec la neige qui scintille, le vent dans les sommets et cette fumée sur les crêtes, c'est merveilleux. J'ai tendance à être anxieuse et dans le doute. Mais dans cet univers, les petits soucis reprennent des proportions plus justes, plus humbles. Il y a aussi une errance des pensées. Quand tu marches encapuchonné, tu entends simplement le bruit du tissu contre tes oreilles, les peaux de phoque qui s'enfoncent légèrement dans le sol glacé. J'aime bien ce son de la neige qui s'affaisse légèrement sous le poids de mon être. Toutes ces sensations te ramènent à un corps plus vaste que le tien parce que tu t'oublies. C'est ce que j'aime dans le voyage, cet oubli de soi pour s'immerger dans une relation à l'espace qui est plus vaste, plus authentique, plus simple. C'est une « mystique sauvage », pour reprendre le terme du philosophe Michel Hulin. Pour moi, c'est salutaire. Ça me replace à ma juste place au sein du vivant. J'aime beaucoup le terme de Baptiste Morizot, la « cosmopolitesse », l'égard vis-à-vis du reste du vivant. En vieillissant, je me sens davantage reliée à tout ça.

TERRE : Cette reconnexion exige-t-elle une errance lointaine ?

S. B. : Non, pas forcément ! Parfois, quand je travaille chez moi, je sors de la maison pour prendre l'air. Je franchis le seuil, je me mets en marche, je suis plongée dans mes pensées, je continue à ruminer un petit peu et d'un seul coup je suis attirée par le chant d'un oiseau, par le bruit du vent, par la vision d'une fleur dans la garrigue, par un parfum, et tout ce qui m'extrait de moi-même me fait beaucoup de bien. Souvent, j'ai tendance à être dans un repli individualiste car je suis très sensible. Mais quand on utilise cette sensibilité pour se nourrir de ce qui vibre autour de nous, on se sent encore plus petit, mais plus solide, plus confiant dans la vie.

TERRE : Est-ce que cet émerveillement est accessible quel que soit l'endroit où l'on vit ?

S. B. : Peut-être que je n'ai pas la sagesse nécessaire pour vivre cela en ville. J'ai une sensibilité qui fait que je me sens très vite submergée. Mais j'aime regarder les personnes âgées assises sur un banc dans un jardin public. On prend conscience que le bien-vieillir réside dans la capacité à apprécier le rayon de soleil qui vient réchauffer ta joue. J'ai vu mes grands-parents prendre de l'âge. Ils étaient sensibles à ces petites choses : la chance d'être là, de respirer, de simplement sentir, de pouvoir bouger, marcher, sortir dans la rue.

TERRE : L'errance, c'est un éloge de la lenteur ? 

S. B. : On a perdu cette lenteur dans notre monde très connecté. Je crois qu'il faut reconquérir ce droit à la lenteur, à la paresse, à l'oisiveté, à la flânerie. J'adore ces mots depuis que je suis très jeune. Pourquoi on n'en parle pas plus souvent ? On court toujours après l'efficacité, la productivité, la vitesse. À travers la crise écologique que nous vivons, nous nous rendons compte aujourd'hui des limites de ce mode d'existence. Ralentir, c'est aussi envisager le voyage d'une autre manière... Je pense que les nouvelles générations s'en emparent. Je suis très heureuse de voir comment les jeunes se relient au voyage de manière très différente. Ils partent à vélo, à pied. Ils considèrent la marche d'approche comme une aventure en elle-même. Ils ne sont plus pressés d'arriver au sommet. Ils ont envie d'apprécier chaque moment du chemin. D'ailleurs, les moments qui m'ont le plus marquée, ce n'était pas atteindre un sommet, c'était plutôt ce lent apprivoisement d'un nouveau lieu, d'une nouvelle culture, de personnes que tu rencontres. Je retiens aussi les moments pendant lesquels j'étais seule. J'ai besoin de cette solitude, de ce silence, de cette lenteur. Ça fait partie pour moi de l'errance. Je laisse mes pensées vagabonder. Parfois, je traverse des moments d'ennui, de doute, et d'un seul coup, tout s'éclaire. Sans ce temps d'infusion, je me sens très vite débordée dans ma vie.

TERRE : Cette errance peut-elle être une réponse à la crise écologique que nous vivons ?

S. B. : Sans doute. On a atteint un tel niveau de confort et de sécurité. On a tellement repoussé l'idée même de la mort – la crise du Covid-19 nous a un peu rappelé notre vulnérabilité – que se reconnecter à cette fragilité, au sens profond de notre humanité, pourrait nous permettre d'évoluer. Ce serait accepter d'avoir un mode de vie plus simple, plus frugal. Ce serait aussi se réacclimater au doute. Mais ce sont de grands changements, qui peuvent nécessiter une ou deux générations. J'aime le doute. Je ne le trouve pas négatif, parce qu'il nous relie. J'aime un livre qui s'appelle Éloge de l'insécurité d'Alan W. Watts, un hippie californien, écolo d'avant-garde. En vieillissant, on devient plus prudent, mais on peut vivre cette prudence à la manière du kairos des Grecs de l'Antiquité. La prudence signifie alors agir au moment opportun.

Portrait de Stéphanie Bodet (illustration) ©Éléonore Hérissé

TERRE : Comment êtes-vous parvenue à ce mode de vie plus frugal ? Qu'est-ce qui a été moteur dans les grandes décisions de votre vie : ne pas être là où on vous attendait ?

S. B. : Il y a deux choses. D'abord, j'ai eu la chance de grandir dans les Hautes-Alpes, où je me trouve en ce moment, dans un environnement à la nature très préservée, avec peu d'habitants. J'ai tout de suite été immergée dans ces paysages, ce qui marque beaucoup un tempérament. Cela ne m'a pas du tout donné envie de « faire carrière ». Et puis, ensuite, la disparition de ma petite sœur (NDLR : la sœur de Stéphanie Bodet est morte subitement d'un arrêt cardiaque à l'âge de 20 ans) a été un accélérateur d'éveil. Quand on traverse un deuil ou une maladie grave, cela nous propulse face aux questions existentielles. Quel sens donner à sa vie, pourquoi sommes-nous ici ? J'ai arrêté mes études, j'ai fait de l'escalade, je me suis dédiée à fond à la grimpe. Mais très vite, je me suis aussi questionnée sur la compétition. Très souvent dans ma vie, je ferme une porte et j'en ouvre une autre sans trop savoir ce qu'il y a derrière. C'est là que le doute s'immisce. Quand tu fermes la porte à des choses relativement sécurisées, là où tu avançais sur un chemin relativement balisé, c'est très agréable, mais au bout d'un moment, cela fait peur. En même temps, je suis effrayée par ce qui m'attend, mais ce n'est pas grave. Je préfère céder à la curiosité qu'à la peur.

TERRE : Vous évoquez le doute et les chemins balisés, est-ce que vous aimez vous perdre ? 

S. B. : J'adore marcher seule car je peux avancer au gré de mon inspiration. J'ai fait beaucoup d'escalade où l'on ne peut pas se perdre. Il suffit de suivre une ligne avec l'objectif d'arriver sur un sommet mais ça ne laisse pas beaucoup de place à la fantaisie. En vieillissant, c'est un peu différent. Quand on grimpe en tête, on est obligé de suivre les points. Mais on peut aussi grimper en moulinette. C'est ce que nous faisons avec mon compagnon Arnaud Petit et un ami. Nous nous inventons des itinéraires, des traversées, nous grimpons entre deux voies pour trouver un rocher neuf, cette sensation d'ouvrir une voie, d'explorer, de voir si ça va passer. J'aime cette incertitude. Nous nous amusons comme des gamins. Nous avons juste envie d'être dans la fluidité, d'être dans cette danse que constitue l'escalade. C'est une forme de méditation en action. Je me laisse vraiment aller au gré de ma fantaisie et je me fais plaisir comme rarement je me suis fait plaisir. Avec Arnaud, j'ai aussi découvert l'ouverture de voie qui est une forme d'exploration, J'ai besoin de cette solitude, de ce silence, de cette lenteur. Ça fait partie pour moi de l'errance. Je laisse mes pensées vagabonder. 58 même si l'on observe la ligne aux jumelles. Au Maroc, un jour, nous avions ouvert un grand mur de 600 ou 700 mètres de hauteur, avec des questionnements fondamentaux à chaque longueur.

TERRE : Vous êtes écrivaine. Vous aimez les mots. Est-ce qu'il y a une errance dans l'écriture ?

S. B. : C'est mon drame, je ne sais pas trop où je vais (rires). Depuis trois ans, j'écris sur le silence et mon manuscrit devient tentaculaire parce que je n'arrive jamais à conclure. Mais je ne peux pas faire un plan. Quand j'écris, je pars d'une sensation et puis je vagabonde. Ce n'est pas très productif car je n'arrive plus à recentrer le propos sur mon sujet. C'est une errance qui est belle car je me laisse porter par mes émotions et mes souvenirs. J'ai écrit un roman. C'était une errance particulière. Je n'avais pas de fin précise et c'était formidable de me laisser porter par des personnages et une situation.

TERRE : Est-ce que l'errance des digital nomads vous attire ou vous donne envie ?

S. B. : Je suis admirative des personnes qui sont capables de ne pas avoir d'ancrage. J'ai toujours senti en moi cette oscillation entre un besoin d'errance, de vagabondage et ce goût de la maison, du nid, de ce que l'on bâtit, du jardin. J'adore planter des arbres, les voir grandir et me dire qu'ils vont émouvoir ou faire de l'ombre à des générations futures. En voyage, au bout de trois semaines, voire un mois, j'ai à nouveau envie de m'installer. J'aime bien rester dans les lieux. Je n'aime pas visiter plein d'endroits en une semaine seulement, ça ne me fait pas du tout rêver. Si je voyage, j'ai envie de m'implanter dans un lieu un certain temps. Quand nous avons arrêté les compétitions, j'avais envie d'aller passer six mois en Chine ou un hiver entier chez mes amis berbères. Finalement je ne l'ai pas fait car j'ai privilégié l'escalade de grandes voies, qui m'a emmenée vers des terrains plus aventureux.

TERRE : Qu'est-ce que vous voudriez que les lecteurs retiennent de l'interview ?

S. B. : Je voudrais leur donner envie d'être attentifs à ce qui se passe autour d'eux, de déployer leur conscience panoramique, de ralentir, de prendre le temps de respirer, pour réaliser ce don merveilleux qu'est le fait d'être en vie, même si parfois, c'est difficile.

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